La criminalité en Seine-Inférieure (1811-1836) Par François GRANPIERRE

La criminalité en Seine-Inférieure (1811-1836) 

Par François GRANPIERRE

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François Grandpierre, ancien magistrat, fréquente assidûment la salle de lecture des Archives départementales, au Pôle Grammont. Il a entrepris un travail de dépouillement d’archives judiciaires, qu’il souhaite à terme partager avec tous les chercheurs.

Il a en effet dépouillé deux registres de condamnations prononcées par la Cour impériale puis royale de Rouen entre 1811 et 1836 (2 U 1365 et 1367).

Ainsi, sur 6835 condamnés recensés, il est possible de faire une recherche par nom, nature de l’affaire, type de condamnation, date de l’affaire. Une référence aux articles du « Journal de Rouen » correspondants est indiquée. C’est donc un outil de travail extrêmement précieux qui est mis à disposition. Un grand merci !

Interview de François Grandpierre

Sur quels documents porte votre travail de dépouillement en salle de lecture ?

Je travaille sur les documents conservés sous les cotes 2 U 1365 (1811-1825) et 2 U 1367 (1826-1836). Il s’agit de deux registres in folio des condamnations prononcées par la cour impériale puis royale de Rouen – devenue cour d’appel – statuant sur les appels des tribunaux correctionnels de la Seine-Inférieure et d’Évreux, et par la cour d’assises de la Seine-Inférieure entre 1811 et 1836.

Pouvez-vous nous décrire ce type de registre ?

En vertu des articles 600 et 601 du Code d’instruction criminelle promulgué en 1808, les greffiers des tribunaux correctionnels et des cours d’assises tenaient un registre sur lequel étaient consignés « les noms, prénoms, professions, âge et résidence de tous les individus condamnés à un emprisonnement correctionnel ou à une plus forte peine » ainsi qu’une « notice sommaire de chaque affaire et de la condamnation ». Préfigurant le casier judiciaire, ce registre, tenu par ordre alpha-chronologique, était adressé en copie tous les trois mois aux ministres de la justice et de la police générale.

Quelles sont les données qui vous intéressent dans ces registres ?

J’ai entrepris d’importer dans un tableur Excel tous les renseignements contenus dans les 6 500 rubriques de ces deux registres afin d’en faciliter l’interprétation et, partant, de connaître les caractéristiques de la criminalité de l’époque et la réponse pénale apportée par les juridictions rouennaises. Pour mieux cerner la réalité, je complète les rubriques par des renvois destinés à retrouver tous les condamnés, co-auteurs ou complices, qui ont participé aux mêmes faits. J’y ajoute, notamment dans les affaires sanctionnées par la peine de mort, les références des articles du Journal de Rouenmis en ligne sur le site des Archives départementales, relatant les faits, le procès ou l’exécution de la condamnation ; J’y indique enfin les mesures de grâce dont certains condamnés ont bénéficié.

Quel est l’intérêt pour l’histoire du droit ?

Au regard de l’histoire du droit pénal, les deux registres présentent un intérêt tout particulier. Rédigés à partir du mois de mai 1811 et terminés à la fin de l’année 1836, ils couvrent les vingt-cinq premières années d’application du code pénal de 1810 qui constituait une rupture, non seulement avec la législation royale mais aussi avec le droit  révolutionnaire issu du code pénal de 1791. De plus, ils permettent d’étudier les effets des deux premières réformes du code pénal issues l’une de la loi du 25 juin 1824 qui, dans quelques cas limitativement énumérés, autorisait le juge à admettre des circonstances atténuantes en vue de réduire la peine et l’autre de la loi du 28 avril 1832 qui a réformé la législation pénale sur de nombreux points dans le sens d’un allègement de la répression.

Et qu’apporte votre travail de dépouillement pour l’étude de la criminalité ?

L’enregistrement des crimes et des délits effectivement sanctionnés fournit un tableau, fût-il impressionniste, des comportements déviants constatés dans les départements de la Seine-Maritime et, dans une moindre mesure, de l’Eure. Les diverses rubriques permettent de distinguer criminalité masculine et criminalité féminine, de déterminer la variation de la criminalité en fonction de la période de commission des faits – crise de subsistances ou période « normale » – de l’âge des condamnés, de leur profession ou milieu socio-professionnel, de leur lieu de naissance ou de leur domicile ; sur ce point précis, il apparaît que le milieu de la criminalité rouennaise commence à présenter les caractéristiques attribuées aux « classes dangereuses » des grandes villes manufacturières sur un fond de migrations de populations, de concentrations ouvrières, de mendicité intense ou de prostitution.

 Ces documents permettent-ils de connaître exhaustivement l’état de la criminalité à cette période ?

Mentionnant les seules condamnations à l’emprisonnement ou à une peine plus sévère, ils ne rapportent que partiellement la réalité criminelle : des crimes et des délits n’ont pas été découverts, des victimes ne se sont pas fait connaître, des enquêtes n’ont pas abouti à l’identification des auteurs de l’infraction et bon nombre d’accusations se sont soldées par des   acquittements. En outre, des condamnations annulées par la Cour de cassation, ont pu être suivies de peines différentes ou d’acquittements de même que des personnes condamnées par contumace ou par défaut ont pu être acquittées ou condamnées différemment lors du deuxième examen de l’affaire. Et surtout, si les deux registres contiennent toutes les condamnations prononcées par la cour d’assises en répression de faits recevant une qualification criminelle (assassinat, viol, vol à l’aide d’effraction ou banqueroute frauduleuse), ainsi que les peines correctionnelles prononcées par cette juridiction lorsqu’elle disqualifiait un crime en délit, ils ne mentionnent, en matière de délits passibles de peines correctionnelles (vol simple, escroquerie ou coups et blessures volontaires), que les condamnations prononcées en appel, peu nombreuses au regard  des décisions rendues par les tribunaux correctionnels.

Quels sont les faits réprimés en ce début du XIXe siècle ?

Les crimes et délits réprimés sont majoritairement les vols simples ou commis avec une ou plusieurs circonstances aggravantes et souvent liés à la pauvreté ; en sus des autres infractions de droit commun, au nombre desquelles émergent infanticides, empoisonnements, incendies volontaires ou faux en écriture de commerce, il convient de relever quelques incriminations propres à l’époque : escroqueries liées au remplacement militaire, troubles du culte catholique ou cris séditieux contre l’autorité du roi ; fredonner la Marseillaise en public ou vendre des tabatières à l’effigie de « l’Usurpateur » pouvait conduire en prison.

À quelles condamnations donnent lieu ces crimes et délits ?

L’étude des condamnations prononcées est plus complexe : il faut évidemment séparer les peines prononcées par la cour impériale ou royale et les peines prononcées par la cour d’assises et, s’agissant de cette juridiction, distinguer les peines criminelles et  les peines correctionnelles infligées lorsqu’un crime a été disqualifié en délit. De surcroît, et pour éviter de comparer ce qui, dans le temps, n’est pas comparable, il faut tenir compte des réformes du code pénal intervenues en 1824 et 1832 qui ont eu pour effet de modifier les peines encourues dans certains cas : ainsi, après 1824, la mère infanticide pouvait être condamnée aux travaux forcés à perpétuité alors qu’auparavant seule la peine de mort était encourue ; de même, la personne accusée d’un vol avec effraction, qui encourrait au minimum cinq ans de travaux forcés avant l’entrée en vigueur de la loi de 1832, pouvait, après cette date, bénéficier de circonstances atténuantes et être condamné à l’emprisonnement correctionnel.

Ne sont-ce pas des peines très lourdes au regard des faits ?

S’agissant du quantum des peines, il faut rappeler que le code pénal prévoyait des peines fixes – peine de mort, travaux forcés à perpétuité – ou des peines variables mais assorties d’un minimum – travaux forcés et réclusion à temps, emprisonnement ou détention dans une maison de correction – que, jusqu’en 1832, le juge n’avait pas le pouvoir de modifier. C’est pourquoi, au cours de la période considérée et surtout avant 1832, les peines infligées par les deux cours rouennaises apparaissent, à nos yeux, très lourdes voire disproportionnées, tout particulièrement dans les affaires de vol, les juridictions étant particulièrement attentives à la protection du droit de propriété ; ainsi, un vol de pain ou de quelques morceaux de tissu commis avec effraction ou par un domestique au préjudice de son employeur était sanctionné de cinq ans de travaux forcés ou de réclusion au minimum.

Et après, vers quels documents pourriez-vous orienter votre travail ?

Une comparaison envisagée avec le dépouillement et le commentaire (inédit) du registre des condamnations de la cour royale d’Amiens et de la Cour d’assises de la Somme pourrait être riche d’enseignements…